• La mémoire des exhibés

  • Je me détestais.

    Non, à vrai dire, je détestais l’instant présent, je détestais ses secondes qui passaient trop lentement, je détestais ce fichu mal de tête. Je haïssais le soleil qui entrait sans aucune retenue par ma fenêtre, venant brûler ma rétine qui elle, à son tour, me méprisait pour ne pas avoir pensé la veille à fermer les rideaux. Je maudissais cette envie de vomir, cette bouche trop pâteuse, ce goût de bière amer mélangé à celui de la cigarette. J’exécrais mon incapacité à mouvoir mon corps correctement, m’empêchant de sortir de la chaleur suffocante du lit, que je haïssais elle aussi. Je maudissais l’existence des bars, de la vodka, du Jack Daniels et du Jagermeister. J’éprouvais un profond dégoût envers la musique trop forte qui ne laissait au final qu’un acouphène passager et fort désagréable. Mon cœur se levait à l’idée complètement aberrante de devoir prendre un repas normalement constitué et je détestais par-dessus tout ses remèdes magiques qui me demandaient toujours un effort inconcevable.

    À vrai dire, je cultivais une haine incommensurable envers les lendemains de veille et je ne parviendrais sans doute jamais à trouver le qualificatif pour honorer avec justesse l’étendue de mon mépris.

    Enfin, je sortis de mon lit, pris quelques secondes pour reprendre mon équilibre et je me dirigeai d’un pas traînant vers la salle de bain. Pendant cette douche interminable et des plus vivifiantes, je laissai mon esprit vaquer d’une pensée à une autre, jusqu’à ce que celui-ci se retourne inévitablement vers la raison qui me poussait à être déjà debout en ce premier jour de juillet1. J’avais accepté docilement de travailler, vendant mon âme à ce patron trop persuasif qui savait sans doute déjà que j’accepterais sans même y penser. De toute façon, je n’avais rien de mieux à faire.

    Après encore de longues minutes, je me résignai enfin à quitter le confort de ma cabine et m’essuyai en vitesse. Je retournai ensuite vers ma chambre, où je revêtis les premiers vêtements propres qui me passèrent sous la main, espérant malgré tout créer un quelconque professionnalisme dans mon apparence. Puis, j’avalai un semblant de déjeuner et me brossai les dents au moins trois fois pour masquer la vieille odeur d’alcool. Je quittai enfin mon appartement, une cigarette pendue aux lèvres et une mallette à la main, représentant à moi seul l’antonyme de l’homme sérieux.

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    1 La fête nationale du Canada est le premier juillet. 


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  • Sam détestait ce genre d’endroit. En fait, tout était beaucoup trop propre, stérile et froid. Les murs entièrement peints en blanc s’harmonisaient avec le mobilier de mauvais goût, tiré tout droit d’un catalogue de marchandises discontinuées des années 90.  Le linoléum blanc tacheté des pires couleurs pastel avait étrangement été apposé au plancher tout comme au plafond, histoire de créer un genre d’effet miroir. Dès les premiers instants dans ces lieux, une odeur indéchiffrable de désinfectant mélangée à celle de la boule à mite se faisait sentir, montant irrémédiablement à la tête et rendant à coup sûr le personnel tout comme les patients de bien mauvaise humeur.

    D’ailleurs, Sam n’en pouvait déjà plus d’attendre après ce psy. À vrai dire, elle ne comprenait pas elle-même ce qu’elle faisait en ces lieux en ce premier jour de l’année, et encore moins comment cet homme avait pu penser, ne serait-ce que quelques instants, à l’idée absurde de venir travailler. Pouvait-il donc aimer son travail à ce point? Chose certaine, si lui appréciait être en ces lieux, Sam aurait définitivement préféré être n’importe où ailleurs et, si sa mère n’était pas elle-même venue la conduire ici avec insistance, elle aurait sans doute déjà pris la fuite.

    Enfin, après encore plusieurs longues minutes qui parurent telles une éternité pour Sam, une jeune infirmière blonde et un peu trop timide l’interpella dans la salle d’attente, lui faisant signe de la suivre. Docilement, Sam se laissa guider jusqu’à ce que l’infirmière s’arrête, ouvrit une porte et la laissa entrer pour ensuite retourner à ses occupations. 

    L’intérieur de la pièce était exactement le contraire de ce qu’elle s’était imaginé. Les murs de bétons gris foncé venaient s’agencer avec le style assez industriel et moderne du mobilier. C’était épuré, chic et pratique. Une légère odeur d’encens flottait dans l’air, emplissant la pièce d’agréables parfums complexes et épicés. Sur les murs reposaient des photographies sépia prises un peu partout dans le monde représentant des panoramas magnifiques. Enfin, alors qu’elle contemplait toujours les lieux, elle tourna légèrement son regard vers la grande baie vitrée, remarquant enfin la présence d’un homme qui se tenait dos à elle et elle se tenta à l’interpeller.

    — Hmm, Dr Novak Kowalski? dit-elle, hésitant légèrement sur la prononciation de ce nom étranger alors qu’elle lisait la plaque posée sur le bureau.

    — Asseyez-vous, je vous pris, prononça-t-il nonchalamment d’une voix enrouée.

    Sans se faire prier davantage, Sam prit place sur l’un des sièges posés devant le bureau de chêne massif. Puis, Novak soupira longuement, laissa tomber à l’extérieur son mégot de cigarette sous le regard stupéfait de la jeune femme, referma la fenêtre et se retourna finalement pour prendre place en face d’elle. Alors qu’il cherchait son dossier dans le désordre de son bureau, Sam se permit d’observer cet homme, s’amusant à constater son air légèrement perdu, ses vêtements étonnements décontractés sous ce veston noir et sa barbe mal rasée. Malgré tout, son visage aux traits fins et ses cheveux noirs désordonnés lui donnaient un air assez jeune et insouciant.

    — Vous êtes étranger? lui demanda-t-elle, tendant de briser ce silence qui lui était inconfortable.

    Surpris, Novak releva sa tête vers elle, cherchant visiblement le fondement de sa spéculation.

    — Mon grand-père était Polonais, mais à part ça, j’dirais que je suis aussi Québécois que vous.

    — D’accord…

    — Ah! Le voilà enfin, dit-il, sortant un dossier d’une des piles. On m’a remis ce truc la semaine passée et j’ai bien cru l’avoir perdu. Alors, mademoiselle… Lefebvre, dit-il alors qu’il trouva enfin son nom sur son dossier…

    — Sam, l’interrompit-elle aussitôt. Juste Sam, c’est mieux.

    — Samuelle… c’est la première fois que vous consultez? lui demanda-t-il tout en la considérant de son regard gris acier.

    — Non pas du tout. J’en ai vu une dizaine, mais jamais les mêmes. J’ai aussi consulté un psychiatre une fois, mais ça n’a évidemment rien donné. Ma mère cherche toujours le bon traitement.

    — Vous avez quel âge? lui lança Novak, visiblement interloqué.

    — J’ai vingt-trois ans, répondit-elle nonchalamment, et je sais ce que vous pensez, que c’est vraiment anormal tout ça. Mais disons seulement que ma mère aime bien tout contrôler.

    Novak s’arrêta quelques instants, appuyant sa joue contre son poing tout en continuant d’observer la jeune femme. Il ne parvenait à concevoir que l’on puisse encore se faire mener ainsi par sa mère à cet âge, alors que lui-même vivait seul et indépendamment depuis ses 18 ans.

    — Enfin, commençons. Je risque d’être assez direct, mais je préfère personnellement me rendre au fond du problème, puis nous élaborons peu à peu dans les prochaines rencontres.

    — D’accord. Je vous dirai ce que vous voulez savoir.

    ***

    Sam

    Le plus simplement du monde, je lui avais tout sorti, toutes ses raisons qui avaient fait en sorte que je me retrouvai là. Je lui avais parlé de ma mère, lui avait expliqué combien elle était contrôlante, et aussi du fait qu’elle me trouvait trop lunatique et peu motivée. Je lui avais aussi parlé de la vie, de ce que j’en pensais et, bien évidemment, de ma faible estime envers l’idée d’avoir des rêves, puisque je savais qu’ils ne parviendraient à changer mon quotidien. Mon existence n’était plus qu’une perpétuelle redondance et je me couchais chaque soir avec cet arrière-gout amer d’insatisfaction.

    Et lui, il m’avait écouté, ne prenant la parole que par de rares instants, mais toujours de manière appropriée. Calmement, il avait écouté ce que j’avais à dire, il était resté là, me considérant de son regard d’acier et prenant des notes de temps à autre. Peu à peu, je m’étais perdue à tout lui dévoiler. Je lui avais raconté sans gêne mes anciens problèmes de drogues et mes déboires absurdes d’adolescente.

    Enfin, le rendez-vous c’était terminé comme tous les précédents. Nous nous étions salués poliment, puis j’étais rentrée chez moi. J’avais passé le reste de ma journée assise dans le salon de mon appartement, près de la grande baie vitrée qui surplombait la ville de Montréal. J’avais fumé cigarette sur cigarette, le regard perdu dans le néant. Mon téléphone avait sonné au moins cinq fois et sans même regarder sur l’afficheur, je savais déjà que c’était ma mère. Habituellement, elle ne dépassait ce quota et attendait au lendemain. Du coup, j’aurais au moins la paix d’ici là.

    Doucement, j’agrippai de nouveau mon paquet de cigarettes et j’en déposai une entre mes lèvres, l’allumant d’un geste rapide. Posant ma tête contre le dossier de mon fauteuil, je fermai les yeux quelques instants, laissant la fumée se diffuser lentement dans la pièce.

    Puis, brisant le lourd silence qui régnait dans la pièce, le téléphone retentit de nouveau. Étouffant quelques jurons, je me relevai et me dirigeai d’un pas las vers le combiné. L’agrippant, je posai d’abord mon attention sur l’afficheur, mais alors que je m’attendais à lire le nom de ma mère, mon esprit se vida complètement lorsque je vis plutôt celui de Novak Kowalski …


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